

Quelles leçons tirer des scenarii imprévus dans le rapport complexe entre guerre militaire et guerre de l’information ?
Quid de la notion de « défaite informationnelle » ?
Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan ne se limite pas à la défaillance du régime pro-occidental installé à Kaboul après l’offensive lancée en 2001. Cet échec politico-militaire est aussi une défaite informationnelle, dont la dimension stratégique mérite d’être comprise.
Une telle lucidité a existé après les attentats du 11 septembre, avec un effort d’introspection sur les erreurs de partage du renseignement entre la CIA et le FBI. Mais cet effort n’a pas été reproduit concernant les défaillances dans la guerre de l’information contre les Talibans.
Le manque d’analyse sur les limites de l’« information warfare » interroge la capacité du système américain à tirer des leçons. Les guerres coloniales ont montré qu’on peut remporter des victoires tactiques en communication sans gagner stratégiquement, dès lors que l’occupant est perçu comme un envahisseur.
Une force libératrice perçue comme occupante
En Afghanistan, les forces américaines ont voulu incarner des valeurs morales occidentales. Mais cette posture s’est heurtée aux traditions locales, notamment dans les zones rurales. La corruption du régime pro-occidental a fini de discréditer cette posture.
Ce refus d’affronter la réalité a modifié la perception même de la guerre de l’information en Occident. La défaite face aux Talibans a entamé la confiance de nombreux officiers, notamment en France, dans les stratégies américaines d’information warfare.
Une doctrine oubliée : l’héritage de Galula
Le général Petraeus avait pourtant cherché à s’inspirer de l’approche de David Galula, officier français spécialiste de la contre-insurrection, notamment sur le plan informationnel. Mais l’Occident n’a pas approfondi la notion de « défaite informationnelle ».
Une réponse insuffisante : cyber et désinformation
Face à la complexité des luttes informationnelles, l’OTAN s’est recentrée sur la cybersécurité et la détection de fake news. Or, dans le cas afghan, ces dimensions ont eu un rôle marginal.
Les États-Unis n’ont pas su identifier le centre de gravité informationnel permettant de contrer les Talibans. Pouvait-on seulement les déstabiliser, tant ils s’appuyaient sur les rivalités ethniques anciennes et les déséquilibres structurels de la région ? Rien n’est moins sûr.
La nécessité d’une mémoire stratégique
Le cas afghan montre les limites de la force militaire face à une guerre asymétrique aux enjeux contradictoires : divisions ethniques, double-jeu du Pakistan, économie de la drogue, corruption. L’argument démocratique n’était pas adapté aux réalités culturelles locales.
Des erreurs déjà vues au Vietnam
Durant la guerre du Vietnam, les États-Unis ont déjà échoué à comprendre le centre de gravité adverse : non pas l’armée ennemie, mais l’opinion publique américaine.
« Les dirigeants communistes ont misé sur une victoire en guerre de l’information, en visant l’opinion américaine plutôt que les batailles militaires. »
— Général Robert Scale, US Army War College
La revanche par l’information : l’exemple polonais
C’est dans le camp adverse que les États-Unis ont trouvé un nouveau levier : le soutien à Solidarnosc en Pologne en 1980. Ce soulèvement social sapa la légitimité du régime soutenu par l’URSS.
Ce précédent démontre la puissance de l’usage offensif de l’information pour fragiliser un pouvoir autoritaire. Il annonce les « révolutions de couleur » des années 2000-2012.
L’OTAN acte le changement de paradigme
Une étude de 2014 publiée par le StratCom de l’OTAN souligne la recherche de supériorité informationnelle, au-delà de la domination militaire. Le conflit se déplace du champ physique vers la conquête des esprits.
Les Russes s’en inspireront pour préparer l’annexion de la Crimée.
Les limites d’une pensée centrée sur la guerre militaire
L’invasion russe de 2022 a redonné à la guerre militaire un rôle central, reléguant la guerre de l’information à l’arrière-plan.
Mais l’échec de la conquête de Kiev, puis de la contre-offensive ukrainienne, aboutit à une impasse. La négociation devient inévitable, et avec elle, le retour de la guerre de l’information.
Des conflits militaires sans résolution durable
Au Moyen-Orient, les guerres d’Israël contre le Hamas ou le Hezbollah montrent aussi les limites de la victoire militaire. Le raid du 7 octobre 2023 a soudé momentanément la société israélienne. Mais même après les succès militaires de Tsahal, les futures guerres informationnelles sont inévitables.
L’exemple africain : la guerre de l’information contre la France
En Afrique subsaharienne, l’opération Serval (2013) fut initialement perçue comme un succès. Mais l’opération Barkhane (2014–2022) n’a pas permis de stabiliser durablement la région ni d’éviter le rejet progressif de la présence française.
La guerre de l’information menée par la Russie contre la France dans cette région, bien que non décisive, a révélé l’incapacité française à y répondre efficacement.
Une approche française encore trop défensive
Marquée par l’Algérie, la pensée française de la guerre de l’information reste frileuse, défensive, voire paralysée. L’OTAN, en imposant sa lecture via la cybersécurité et la lutte anti-fake news, a conforté cette posture.
Mais cette approche ne suffit plus. Il faut analyser comment l’adversaire occupe le terrain par un usage offensif de l’information.
Le tabou de l’“offensif” s’effrite
Progressivement, une prise de conscience émerge. L’idée que nos ennemis n’ont pas de limites dans l’usage de l’information s’impose.
Se préparer à la haute intensité militaire est nécessaire, mais ne doit pas faire oublier que la guerre de l’information suit un autre rythme.
S’interdire d’y répondre, c’est ne pas la mener.
Conclusion : sortir de la passivité
En refusant le combat ou en menant une guerre partielle (hacking, droit, cyber), la France s’expose à recevoir des coups sans riposter.
Les horloges de la guerre militaire et celles de la guerre informationnelle ne sont pas synchronisées. C’est là toute la difficulté.
Illustration
Image générée par IA, portrait de Christian Harbulot.
Sources
[1] Directeur de l’École de Guerre Économique (EGE), CR451
[2] Antoine Mariotti, L’agence, histoires secrètes de la CIA, Taillandier, 2024
[3] Opération d’intoxication du FLN en Algérie
[4] Arte – Vietnam, la trahison des médias, octobre 2008
[5] OTAN, Stratcom, 2014 – stratcomcoe.org
[6] Christian Harbulot, Fabricants d’intox, Lemieux éditeur, 2016
[7] Étude CRIMÉE – ege.fr
[8] Marc-Antoine Brillant, Viginum, conférence du 17 octobre 2024